Utopia : Le soulèvement des peuples arabes
Par Mohamed KOUKA (*)
«Les Orientaux ne savent pas encore que l’esprit ou l’homme en tant que tel est en soi libre; parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont pas; ils savent uniquement qu’un seul est libre ( ).Cet unique n’est donc qu’un despote et non un homme libre», écrit Hegel au tout début du XIXe siècle dans son introduction à ses «Leçons sur la philosophie de l’Histoire». L’image de ces jeunes syriens à Derâa déboulonnant la statue de cet unique; figure prométhéenne, belle synecdoque, désigne à la face du monde les peuples arabes à la conquête de la modernité, faisant leur entrée dans l’Histoire après des lustres d’obscurantisme, de soumission et de fatalisme.
Tout au long du XXe siècle, les mouvements de «libération», censés émanciper les nations arabes, débouchent, sans exception, sur des Etats monstrueux, où la nomenklatura prend la place des rois et des anciens colons. Partout règnent les tyrans et les potentats corrompus et incultes. Ces dictateurs avaient réussi à engourdir la conscience de leur peuple en les saoulant à coups de discours démagogiques et de propagandes idéologiques: le panarabisme de Nasser et sa «Voix des Arabes», Choukeiri et ses honteuses et démagogiques vociférations: «les Juifs à la mer!» l’anti-impérialisme des sergents promus colonels. De tristes Ubu, tragiques et fantasques, transformant leurs lubies du moment en système de gouvernement; ils ont jugé, du fond de leur crasse ignorance, que la démocratie, la liberté sont étrangères à la culture arabe, à la «mentalité» arabe. Ils se pensent comme dépositaires de l’identité et de l’âme arabes. Menant leurs peuples au bord de l’abîme, ils s’appuient sur un pouvoir fondé sur la terreur et la sacralité. Ces régimes aveugles et sourds n’ont point suivi l’évolution sociale intellectuelle des peuples. Un décalage, que dire un gouffre s’est creusé entre l’immobilisme des institutions rétrogrades de ces régimes et la jeunesse. Le soulèvement des sociétés arabes, illuminé par l’engagement résolu de cette jeunesse, témoigne non seulement de l’universalité de leur combat pour la dignité mais de l’universalité de leur condition en tant qu’êtres humains libres, «Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger». Qui le dit? Quelqu’un de chez nous, un Carthaginois nommé Térence, deux siècles avant l’ère commune. Il est, ce qui ne gâche rien, homme de théâtre. Mais l’idée de liberté, même sous sa forme fruste, nous enseigne Hegel, est présente dès le départ: «l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté universelle constitue sa nature propre». L’histoire est le temps nécessaire pour qu’il prenne conscience de cette liberté ; «L’histoire universelle présente le développement de la conscience qu’a l’esprit de la liberté, et de la réalisation produite par une telle conscience». Hegel nous apprend que nous devons chercher dans l’histoire un but universel, le but final du monde non un but particulier de l’esprit subjectif ou du sentiment humain. C’est la réalisation de l’idée de liberté. Ce but nous devons le saisir avec la raison, car la raison ne peut trouver de l’intérêt dans aucun but fini particulier, mais seulement dans le but universel que Hegel appelle but absolu’; il se manifeste et s’explicite avec le plus de clarté dans ces figures multiformes nommées peuples. Le monde du vouloir n’est pas livré au hasard, nous enseigne l’histoire .Une fin ultime domine la vie des peuples; la Raison est présente dans l’histoire universelle -non la raison subjective, particulière, mais la Raison universelle, absolue’, selon Hegel. Les peuples se distinguent selon la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes, selon la superficialité ou la profondeur avec laquelle ils ont saisi l’universel. La conscience ultime à laquelle tout se ramène est celle de la liberté. Les peuples de l’Orient arabe rattrapent l’histoire universelle qui est le progrès de la conscience de la liberté et intègrent, ainsi, l’âme du monde’. Ici la conscience détermine l’être: ne pas se savoir libre, c’est ne pas l’être. A toute conscience de la liberté, correspond une forme politique. Selon le déploiement de la conscience de la liberté se manifeste une phase plus haute, plus développée de l’Idée de liberté. «L’esprit d’un peuple est un esprit déterminé ( ) selon le degré historique de son développement». La Raison est la substance infinie de toute vie spirituelle. La pensée doit prendre conscience de cette finalité de la raison. Cette tâche exige un long et pénible effort d’éducation, estime Hegel qui nous apprend que la Raison gouverne le monde et que par conséquent, l’histoire universelle se déroule rationnellement. Vérification faite par le soulèvement des peuples arabes, initié par le peuple tunisien, intellectuellement en avance.
M.K.
(*) Homme de théâtre